Amazon : Un business mortifère
La Covid a favorisé la croissance de l’e-commerce, aidée par un gouvernement qui a défini ce qui était ou non essentiel, et condamné à la fermeture quantité de boutiques. Beaucoup d’achats se sont effectués sur les plateformes de vente en ligne et sur la plus notoire d’entre elles, Amazon. Son patron, Jeff Bezos, a vu en 2020 (grâce à la capitalisation record de l’entreprise dont il possède 10,9%) sa fortune s’accroître de 87 milliards de dollars. Elle atteint aujourd’hui 202 milliards ce qui le hisse, de très loin, au rang d’homme le plus riche du monde. Mais la « performance » ne rend pas compte des processus ravageurs qu’elle implique.
Leïla Chaibi, eurodéputée de la LFI en a pris la mesure concrète. Elle a commandité avec les Amis de la Terre une étude, publiée le 4 novembre, sur l’impact du e-commerce sur la destruction d’emplois. Selon les projections 46 000 à 87 000 emplois disparaîtraient en France d’ici 2028. Mais l’entreprise de Bezos, si puissante soit-elle, n’est que l’arbre qui cache la forêt : d’autres plateformes, d’Ebay à Airbnb, se partagent et se disputent les niches économiques. La première victime évidente de l’offensive numérique est le commerce de détail non-alimentaire qui, sur la période de référence de l’étude de 2009 à 2018, a perdu en France plus de 80 000 emplois. Les librairies limitent pour le moment les dégâts grâce au prix unique du livre instauré par Jack Lang en 1982 qui a permis aux 3200 points de vente indépendants de résister d’abord aux supermarchés culturels de type FNAC et aujourd’hui à la vente en ligne. Les plus impactées sont les entreprises de moins de 50 salariés des secteurs de l’habillement, de la chaussure et des équipements sportifs. Elles accusent sur la période une perte de plus de 60 000 emplois à l’inverse du commerce en gros de ces mêmes secteurs où les entreprises de plus de 250 salariés affichent un solde positif de quelques milliers d’emplois sans doute parce qu’elles participent à la vente en ligne. Autre victime, le secteur des services (principalement ceux des locations de vacances, des télécom et des banques et assurances) qui a perdu 32 000 emplois sur la période. Tous secteurs confondus, l’e-commerce a donc détruit en dix ans 114 000 emplois.
Un second rapport réalisé par Attac, Solidaires et Les amis de la Terre, rendu public le 24 novembre dernier, permet de préciser le fonctionnement et les conséquences de la vente en ligne à travers le décryptage des méthodes de son acteur le plus agressif. Le modèle économique d’Amazon repose sur la croissance continue de la vente de produits en utilisant le dumping, c’est à dire en tirant les prix du marché vers son plancher, quitte parfois à vendre à perte, avec des conséquences sur les salaires, les conditions de travail, l’environnement, la consommation, la fiscalité… Comme toute multinationale, elle joue des possibilités ouvertes par le libre-échange avec la mise en concurrence entre pays (y compris en Europe) pour négocier des avantages fiscaux et peser sur les normes sociales et écologiques.
Il est de notoriété publique qu’Amazon ne paie pas d’impôts à la hauteur de ses résultats. L’entreprise, par divers jeux d’écriture, dissimulerait 57% de son chiffre d’affaires réalisé en France déclarant 1,67 milliards au lieu de 3,9 milliards d’euros. On a affaire à une experte : aux États-Unis, en jouant des avantages fiscaux, elle est même parvenue à se dispenser de tout impôt pour 2017 et 2018. Dans l’Hexagone, elle a dû s’acquitter pour 2017 d’une somme de 8,2 millions d’euros. Chance pour elle, au titre du CICE initié par Hollande, l’Etat s’est empressé de lui rembourser 5,6 millions d’euros. Quant à la taxe GAFA votée en juillet 2019, son assise très compliquée fait dire à ses critiques que les entreprises concernées en reporteront le coût sur les consommateurs. Par ailleurs, les négociations d’implantation d’entrepôts face à des élus prêts aux concessions pour un peu d’emploi comportent souvent des clauses d’exonération d’impôts locaux, l’aménagement d’infrastructures de tous types aux frais du contribuable… Ces notes s’ajoutent donc aux dissimulations fiscales et grèvent directement le financement des services publics. Enfin, ces réductions légales ou sauvages d’impôts procurent à Amazon un avantage concurrentiel indéniable par rapport au TPE et PME, lui permettant un dumping indolore.
Son action sur l’environnement quant à elle est visible avec la noria de camions de grand volume et de camionnettes du « dernier kilomètre ». Les émissions de gaz à effets de serre de l’ensemble des transports utilisés - y compris l’aérien - sont équivalentes à celles d’un pays comme la Bolivie avec 18,07 millions de tonnes de CO2. Et il y a l’invisible : Amazon dont le modèle économique implique l’accroissement sans fin des ventes pousse à la surproduction et à la surconsommation de produits de moins en moins chers. En 10 ans, le textile a multiplié par deux sa production et perdu 10% de sa valeur. Résultat : chaque Français.e se voit désormais proposer sur le marché 39 vêtements par an. Pour rester dans les clous des 1,5° C d’augmentation à la fin du siècle, il faudrait diviser cette offre par 10 ! Enfin, Amazon Web Services fait tourner les ordinateurs de l’entreprise, mises en ligne de catalogues, opérations d’achat, etc., et loue des stockages de données de grande capacité dans ses « clouds ». Ces Big Data, très énergivores, ont rejeté 55,8 millions de tonnes de CO2 en 2018, l’équivalent des émissions du Portugal.
Parmi les 645 000 employés à travers le monde près de 9000 (hors intérim) le sont en France, régis par la convention collective du transport plutôt que celle, plus favorable, du commerce. Dans les entrepôts, les « pickers » sont dotés d’un PAD (une tablette) qui leur indique quel produit chercher, où, en quelle quantité et dans quelle zone le déposer. Toutes les tâches sont réglées par des algorithmes constamment perfectionnés en vue d’une efficacité et rapidité maximales. En fin de journée, le salarié doit rendre compte à sa hiérarchie de ses performances et de l’atteinte ou non de ses objectifs. Reste à livrer les commandes. En dehors d’UPS, Chronopost… qui doivent s’adapter aux exigences de ce gros client, 20 à 30% des colis sont confiés à des prestataires plus ou moins ubérisés. Le rendement n’étant encore pas optimal, Amazon robotise à outrance et envisage (déjà à l’essai aux États-Unis) des livraisons par drone…
Bref, en 2018, 15,79 milliards de produits se sont croisés dans les airs, sur les mers et les routes avant de s’entasser dans les logements. Il est aussi nécessaire qu’urgent d’enrayer cette orgie et d’éviter l’inévitable gueule de bois sociale, écologique et humaine qui ne peut qu’en résulter. La résistance à ce processus mortifère impose d’abord de s’opposer à de nouvelles implantations, exiger de réelles taxes et surtout de mettre en place une politique qui fasse droit aux besoins humains et non plus aux objets conçus et distribués dans une seule logique de profit.
Jean-Luc Bertet